18 AVRIL 1968
Le rugby des humbles
Dans le journal ils n'ont droit qu'à une
petite ligne, un petit résultat à peine lisible. Mais d'eux je veux parler, des
réserves d'un club de 4e série...
Le rugby des humbles se déroule en lever de
rideau à 13 h 30. Les premiers spectateurs arrivent un quart d'heure avant la fin, quand
tous les -joueurs sont fatigués - juste avant le match de l'équipe première. Chambrée
donc très moyenne.
Il faut absolument que je vous parle des joueurs. De
l'adolescent de quinze ans qui court après ses soixante kilos et qui rêve de gloire, au
quadragénaire chauve, au ventre nécessairement bedonnant puisqu'il joue pilier, les
spécimens mâles les plus étranges de l'humanité se découvrent à vos yeux. Vous avez
une seconde ligne - disons assez maigre qui culmine à 1 m 75; vous avez un vieux renard
de petit demi de mêlée comme pas un et qui a une façon étrange d'introduire la balle.
La qualité du jeu ? Oh ! qu'importe !, Quand
les deux packs s'affrontent, ce n'est qu'un amas confus de bras et de jambes, une masse
hurlante, puis la balle au milieu, quelque part, enterrée irrésistiblement jusqu'à ce
que l'arbitre siffle sa résurrection.
L'arbitre des réserves est un monsieur respectable, d'un
certain âge, auquel des cheveux grisonnants confèrent une certaine autorité. Sa
mobilité, son acuité visuelle, sa rapidité de décision s'en sont allées avec les ans,
mais il a encore, çà et là, pour arrêter les buffles, quelques gestes tranchants,
fruits d'une longue expérience. Il y a aussi le jeune arbitre, à ses premiers émois,
qui a la chance d'un public clairsemé. Mais qu'il prenne garde, qu'il se méfie. de la
fureur populaire, « ces trois pelés et un tondu », aux dires de certains.
Certes, si ces derniers n'applaudissent
pas souvent, ils crient toujours, et ça peut faire mal dans le coeur d'un arbitre.
Pourquoi n'applaudissent-ils, pas ? Eh bien, parce que le rugby, des humbles n'a pas
l'apanage des grandes envolées spectaculaires. La cavalerie est souvent clopinante.
Un ailier ou un second centre ne reçoivent la balle qu'en de rares occasions, parce
que le fringant premier centre « se la pomme » dans sa charge houleuse. Je ne peux
employer ici une expression plus exacte, plus imagée et plus scatologique.
Qu'importe, après tout, la foule se
défoule, les joueurs suent, l'arbitre siffle. Tout ce beau monde est heureux : c'est
dimanche ! iJ'aime le rugby
des humbles. C'est au spectacle de leurs arabesques dessinées sur l'herbe tendre que nous
devons sans doute de futurs Gachassin, ces petits garçons mal peignés qui communient
dès leur plus jeune âge à la cérémonie dominicale. J'aime le rugby des humbles : la
joie pure et saine de se dépenser, l'amateurisme le plus intégral que ne souille aucune
ternissure « professionnelle » : le sport dans son essence; le sport-roi même.
Pratiqué par toutes les conditions sociales, de l'ingénieur sympa au brave employé à
la voirie municipale. « Ils jouent pas très bien ! » D'accord. Celui-ci est "un
peu pétochard sur les bords »; celui-là est une « chèvre ». D'accord; ils
n'appartiennent pas a l'élite. Mais sans leurs poumons et leurs carcasses, le rugby
ne serait qu'un être souffreteux à la respiration haletante. Il y a des grands
parce qu'il y a des petits. Il y a une élite parce qu'il y a des humbles.
André ROUQUET
(20 ans).(en 1968...)